Par Susanna Lindroos-Hovinheimo
L’obligation des juridictions nationales de demander un renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l’UE (CJUE) est un sujet longuement débattu. Dans le droit de l’UE, elle est présentée comme une question à deux acteurs : un tribunal national et le Luxembourg. Dans une jurisprudence récente, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a clairement indiqué qu’elle avait également son mot à dire en la matière.
Dans Georgiou c. Grèce (14 mars 2023), la CEDH a conclu à une violation de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (la Convention) au motif qu’un tribunal grec n’avait pas renvoyé de questions à la CJUE. Les faits liés à la crise de la dette souveraine. Le requérant était le président de l’Autorité statistique hellénique (ELSTAT). En 2010, le requérant a transmis à Eurostat des données concernant le déficit grec pour l’année 2009. Le demandeur n’avait pas présenté à l’avance les données pour approbation au conseil d’administration de sept membres d’ELSTAT. Le requérant a fait valoir que ses actions étaient conformes au principe d’indépendance professionnelle du code de bonnes pratiques de la statistique européenne. Néanmoins, des poursuites pénales furent engagées contre le requérant pour manquement à ses devoirs et il fut reconnu coupable. Devant le tribunal de dernière instance, le requérant avait demandé une décision préjudicielle à la CJUE.
Deux questions étaient particulièrement importantes pour la Cour EDH. Premièrement, il était déterminant que la juridiction nationale en cause soit une juridiction de dernier ressort. Deuxièmement, le requérant avait demandé que la juridiction nationale renvoie des questions à la CJUE et la juridiction nationale ne l’a pas fait, ni donné de motifs. L’arrêt est important car il rappelle que le droit de l’UE ne fonctionne pas dans une bulle. La procédure de renvoi préjudiciel a une importance pour le droit à un procès équitable.
Le jugement laisse cependant une chose ouverte. Si toutes les règles et pratiques de l’UE sont suivies, la Cour européenne des droits de l’homme peut-elle conclure à une violation de l’article 6 de la Convention ? Cette affaire n’appelle pas de réponse à cette question, même si elle l’effleure presque. Ce que le raisonnement de la Cour EDH montre clairement pour un avocat de l’UE, c’est cependant que les considérations de cette cour sont très différentes de celles de la CJUE. La Cour EDH se concentre sur les droits des parties dans le mécanisme préjudiciel, alors que la CJUE a tendance à les esquiver.
Principaux points du jugement
Le requérant a fait valoir que la juridiction nationale n’avait pas adressé sa demande de renvoi préjudiciel à la CJUE. Non seulement la juridiction nationale n’a pas examiné les critères pertinents ni motivé son refus de demander une décision préjudicielle, mais elle n’a même pas mentionné la demande du requérant dans son arrêt.
Le gouvernement grec a estimé qu’il ressortait du libellé de la demande de renvoi préjudiciel du requérant que celui-ci n’avait soulevé une question à traiter que si la juridiction nationale avait un doute quant à l’interprétation du droit de l’Union pertinent. Dans ce cas, le tribunal n’avait aucun doute. Il n’a donc pas été nécessaire que la juridiction nationale donne une réponse détaillée sur les raisons pour lesquelles elle n’a pas posé de questions à la CJUE. Elle avait inclus dans son arrêt des considérations détaillées portant sur le fond de l’affaire. Le Gouvernement soutient donc que le tribunal a bien pris en compte toutes les allégations du requérant, les a appréciées et les a suffisamment motivées.
La Cour EDH a donné raison au requérant. Conformément à sa jurisprudence antérieure dans l’affaire Dhahbi c. Italie (8 avril 2014), elle a estimé qu’un tribunal de dernière instance doit motiver son refus de demander une décision préjudicielle à la CJUE si une partie à l’affaire le demande. Déjà dans l’affaire Vergauwen et autres c. Belgique (10 avril 2012), la Cour EDH a établi des critères pour ces situations. Selon la Cour EDH, l’article 6 § 1 impose aux juridictions internes l’obligation de motiver, à la lumière du droit applicable, les décisions par lesquelles elles refusent de poser une question préjudicielle. La Cour européenne des droits de l’homme renvoie ici à l’article 267 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et estime que les juridictions nationales contre les décisions desquelles il n’existe aucun recours juridictionnel sont tenues de motiver un refus de saisir la CJUE d’une question préjudicielle sur l’interprétation du droit de l’UE à la lumière des exceptions prévues par la jurisprudence de la CJUE. La Cour EDH a jugé que l’article 6 § 1 de la convention comporte l’obligation d’indiquer les raisons pour lesquelles ils estiment que la question n’est pas pertinente, ou que la disposition du droit de l’Union en question a déjà été interprétée par la CJUE, ou que l’application correcte du droit de l’UE est si évidente qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable.
En l’espèce, la Cour EDH a jugé que l’arrêt de la juridiction nationale ne comportait aucune référence à la demande du requérant ni aucune raison pour laquelle la question soulevée par celui-ci ne méritait pas d’être renvoyée à la CJUE. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention. L’arrêt renforce donc la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme sur ces questions.
Commentaire
L’arrêt de la Cour EDH n’est en soi pas surprenant car il correspond à sa jurisprudence antérieure. Ce qu’il convient de noter, ce sont plutôt les implications du droit de l’UE qui ont généralement été ignorées dans les débats sur les renvois préjudiciels. Une analyse majeure de ces questions a été entreprise par la CJUE dans l’affaire Consorzio. Ici, la Grande Chambre a revisité sa doctrine CILFIT sur l’obligation des juridictions de dernier ressort de saisir la CJUE. Dans cet arrêt, l’argumentation de la Cour de l’UE suit des voies très communes touchant à l’importance de la coopération entre les juridictions des États membres et la Cour de l’UE. L’accent est fortement mis sur l’interprétation uniforme du droit de l’UE dans tous les États membres. La CJUE précise, entre autres, que le mécanisme de renvoi préjudiciel vise à garantir que, en toutes circonstances, le droit de l’Union a le même effet dans tous les États membres. La CJUE déclare explicitement que les juridictions nationales de dernière instance doivent décider de manière indépendante de renvoyer ou non des questions à la CJUE. Cependant, la CJUE fait valoir que la juridiction nationale a l’obligation de motiver sa décision. Pour ces parties, la CJUE et la CEDH sont d’accord.
Ce que la CJUE n’accorde pas, cependant, c’est que la demande de renvoi préjudiciel d’une partie jouerait un rôle dans la décision de la juridiction nationale. Au contraire, le CEJU souligne que les parties n’ont pas leur mot à dire en la matière.
« [I]Il convient de rappeler que le système de coopération directe entre la Cour de justice et les juridictions nationales, instauré par l’article 267 TFUE, est totalement indépendant de toute initiative des parties » (paragraphe 53).
Un raisonnement similaire peut être discerné dans la discussion de la réforme de la CJUE, qui vise à donner compétence au Tribunal pour statuer sur les affaires préjudicielles. Ici aussi, le point de vue des parties et leur droit à un procès équitable sont largement ignorés.
Dans sa jurisprudence, la CJUE n’a pas défini l’obligation de demander un renvoi préjudiciel et d’en donner les motifs comme une question de droits des parties. Les motifs de demander ou non un renvoi préjudiciel dépendent de l’interprétation de l’article 267 TFUE, y compris des critères du CILFIT. Il y a peu de place pour discuter même avec l’article 47 de la Charte, même si l’avocat général Bobek a suggéré son importance dans ses conclusions sur Cosorzio. Il est intéressant, cependant, que ni lui, ni la CJUE, n’aient accordé à la jurisprudence de la CEDH une quelconque importance en la matière.
Par conséquent, la CJUE n’a pas explicitement déclaré que la procédure de renvoi préjudiciel avait une quelconque pertinence pour des considérations relatives à l’article 47 de la Charte du point de vue des parties. Cela peut être utile s’il l’a fait à une occasion. Ce qui s’y oppose peut-être, c’est le principe de l’autonomie procédurale. Il est peut-être compréhensible que la CJUE ne soit pas disposée à entrer dans cette discussion afin de respecter l’autonomie des juridictions des États membres.
Georgiou c. Grèce est une décision importante pour les tribunaux nationaux s’il s’agit de tribunaux de dernière instance. Indépendamment de ce que dit le droit de l’UE sur leur indépendance en matière préjudicielle, les parties ont un rôle à jouer conformément à l’interprétation du droit à un procès équitable donnée par la Cour de Strasbourg.
L’arrêt indique également que la Cour européenne des droits de l’homme est un acteur important en matière de droit procédural de l’UE. La CJUE ne peut pas faire grand-chose si une juridiction d’un État membre décide de ne pas lui poser de questions et refuse d’en donner les raisons. Dans ces cas, la Cour européenne des droits de l’homme fournit la pièce manquante du puzzle car elle peut examiner de tels cas. Il fonctionne également dans ce contexte en tant que gardien important du droit à un procès équitable.
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