De quel côté êtes-vous? Modification du principe Dutco par la Cour de cassation

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Récemment, dans le point de repère Vidatel affaire (précédemment évoquée ici), la Cour de cassation française («Cour de cassation”) rejeté un recours en annulation d’une sentence arbitrale au motif, entre autres, que le tribunal était irrégulièrement constitué. Ce pourvoi était issu d’une cour d’appel de Paris (« Cour d’appel”) jugement refusant d’annuler la sentence arbitrale dans un différend multipartite entre actionnaires. Cet arrêt a introduit une nouvelle perspective dans l’application du principe d’égalité dans la constitution d’un tribunal arbitral tel qu’il avait été posé par la Cour de cassation dans l’affaire Dutco en 1992.

Principe d’égalité

Dans l’affaire Dutco, brièvement évoquée ici, la Cour de cassation avait jugé que le « L’égalité des parties dans la nomination des arbitres est une question d’ordre public à laquelle il ne peut être dérogé qu’après la naissance des litiges”. C’est ce qu’on appelle depuis le principe d’égalité ou le principe Dutco.

Le principe d’égalité signifie essentiellement que chaque partie au différend a un droit égal dans le processus de nomination des arbitres. La manière dont ce principe a été appliqué est que dans les litiges multipartites où, conformément à la convention d’arbitrage, le nombre d’arbitres à nommer est inférieur au nombre de parties, les parties désigneront conjointement les arbitres. S’ils ne le font pas, l’institution/autorité d’arbitrage désignée ou le tribunal peut nommer tous les arbitres, et la procédure de nomination convenue par les parties est annulée pour maintenir l’égalité entre les parties. Ce principe est désormais inscrit dans les articles 1453 et 1506 alinéa 2 du code de procédure civile (« CCP ») qui est applicable aux procédures d’arbitrage siégeant en France.

Contexte factuel

PT Ventures SGPS, SA (« Entreprises PT”), Vidatel Ltd. (“Vidatel”), Mercury Serviços de Telecomunicações SA et Geni SA détenaient chacune 25 % du capital d’Unitel, le principal opérateur de téléphonie mobile en Angola. En 2015, PT Ventures a engagé une procédure d’arbitrage contre les trois autres actionnaires en faisant valoir qu’elle avait été exclue de la gestion et qu’elle n’avait pas reçu de dividendes en violation du pacte d’actionnaires.

L’article 16.1 du pacte d’actionnaires prévoyait un arbitrage siégeant à Paris et administré par les Chambres de Commerce Internationales (« CPI« ). Selon la convention d’arbitrage, le différend devait être tranché avant

« un panel de cinq [5] arbitres, un désigné par chaque partie, et le cinquième désigné par les quatre autres arbitres, étant entendu toutefois qu’en l’absence d’accord entre les arbitres désignés par les parties, l’arbitre indépendant sera désigné par le président pour l’instant de la Chambre de Commerce Internationale.

PT Ventures a proposé que le tribunal arbitral soit composé de trois arbitres au lieu de cinq en raison de la convergence d’intérêts entre les trois autres actionnaires. Il a estimé que la nomination de cinq arbitres aurait pour conséquence que le tribunal serait constitué d’une majorité d’arbitres nommés par des parties dont les intérêts seraient alignés contre PT Ventures, ce qui serait contraire au principe d’égalité. Par conséquent, PT Ventures a nommé un arbitre et a demandé aux trois autres défendeurs de proposer un arbitre conjointement. Cependant, les trois autres répondants ont rejeté cette proposition et chacun a nommé un arbitre conformément à la convention d’arbitrage.

Considérant le désaccord entre les parties, la CCI a invité les parties à convenir d’une méthode différente de constitution du tribunal arbitral mais sans succès. Par conséquent, la Cour de la CPI a rejeté les nominations des parties et a nommé les cinq membres du tribunal en vertu de l’article 12(8) du Règlement d’arbitrage de la CCI.. Par conséquent, la Cour de la CCI a rejeté une demande de récusation contre les cinq arbitres qu’elle avait nommés.

Le 20 février 2019, le tribunal a rendu une sentence en faveur de PT Ventures, condamnant les intimés à payer plus de 660 millions de dollars de dommages et intérêts que Vidatel a demandé en vain devant la Cour d’appel puis la Cour de cassation. Vidatel a soulevé un moyen, entre autres, selon lequel, en ne respectant pas la procédure de nomination prévue par la convention d’arbitrage, le tribunal a été irrégulièrement constitué, ce qui est un motif d’annulation d’une sentence au titre de l’article 1520 du CPP.

Décisions de justice

La cour d’appel a rejeté cette exception en précisant que le principe d’égalité entre les parties ne s’apprécie pas seulement au moment de la conclusion de la clause compromissoire selon laquelle chaque partie pouvait désigner un arbitre mais également au jour où le litige est né compte tenu comptes »les prétentions et intérêts de chacune des parties”. Il a en outre déclaré que s’il y a plusieurs parties susceptibles de défendre des intérêts communs et partagés contre une autre partie unique, alors le tribunal arbitral doit être constitué en prenant des mesures qui garantissent le respect du principe d’égalité. Ainsi, la Cour d’appel a conclu que puisque les trois autres actionnaires avaient agi conjointement contre PT Ventures, la méthode adoptée pour constituer le tribunal arbitral était appropriée et conforme au principe d’égalité.

Par conséquent, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi contre l’ordonnance de la cour d’appel. La Cour de cassation a jugé (paragraphe 9) qu’en raison d’une convergence d’intérêts entre les intimés et d’un désaccord sur la constitution d’un tribunal de trois membres, la CPI était justifiée de nommer tous les arbitres en vertu de l’article 1453 du CPP et Article 12(8) du Règlement d’arbitrage de la CCI. La Cour de cassation, dans le respect du principe d’égalité, a également jugé que puisque toutes les parties au litige « ont été privés du droit de choisir leur arbitre, l’égalité entre eux a été préservée”.

Conclusion

En l’espèce, les parties au différend avaient déjà abordé le principe d’égalité en donnant à chaque partie le droit de désigner son arbitre en vertu de la convention d’arbitrage. Une nomination conjointe pour la constitution du tribunal arbitral, comme cela est habituellement requis dans les litiges multipartites en raison du nombre inférieur d’arbitres par rapport aux parties, n’était pas requise en l’espèce. Par conséquent, il n’était pas nécessaire que la CCI et les juridictions françaises s’écartent de la procédure de nomination prévue par la convention d’arbitrage. Néanmoins, la CPI et les tribunaux français ont tenu compte des intérêts et de la position des parties dans le différend en nommant les membres du tribunal pour faire respecter le principe d’égalité.

Le problème de l’application du principe d’égalité de cette manière est qu’il présume qu’un arbitre épouse la position de la partie qui l’a nommé au cours de la procédure d’arbitrage. En outre, lorsqu’il sera appliqué à l’avenir, cela peut conduire à une situation compliquée dans les différends multipartites où les positions et les intérêts des parties peuvent ne pas être facilement classés en deux parties.

En faisant abstraction de la convention d’arbitrage et en tenant compte des prétentions et des intérêts des parties dans la constitution du tribunal, la CPI et les juridictions françaises ont appliqué le principe d’égalité différemment de la manière dont il a été appliqué jusqu’à présent. Jusqu’à présent, le principe d’égalité était appliqué objectivement, c’est-à-dire en fonction du nombre d’arbitres à désigner et de parties (comme expliqué ci-dessus). Par cette décision, les tribunaux français ont introduit une appréciation subjective du droit des parties de désigner l’arbitre. Désormais, dans les litiges multipartites, la position des parties ainsi que leurs intérêts et revendications dans le litige seraient également pris en compte dans la constitution du tribunal arbitral.

De manière pertinente, le Règlement d’arbitrage de la CCI modifié, qui est entré en vigueur à partir de juillet 2021, comprenait une nouvelle disposition, à savoir l’article 12(9), adoptant expressément ce principe d’égalité. En vertu de l’article 12(9) du Règlement d’arbitrage de la CCI 2021, la Cour de la CCI, nonobstant tout accord entre les parties sur le mode de constitution du tribunal arbitral, dans des circonstances exceptionnelles, peut nommer chaque membre du tribunal pour éviter un risque important d’inégalité de traitement et d’iniquité pouvant affecter la validité de la sentence.

L’effet pratique de cette nouvelle disposition est que le principe d’égalité, tel qu’appliqué dans les arbitrages français par des tribunaux français, peut également être rendu applicable dans les arbitrages siégeant hors de France lorsque les parties ont convenu d’arbitrer selon le Règlement d’arbitrage de la CCI.

Il reste à voir quelles seraient les circonstances exceptionnelles pour que la CPI applique cette disposition, son effet sur la validité de la sentence étant donné qu’il pourrait y avoir des implications sur l’annulation de la procédure de nomination convenue en vertu de la lex arbitri et si la CPI prendrait en considération le critère subjectif tel qu’appliqué en l’espèce.

Author: Isabelle LOUBEAU